Créer un site internet

L'arcane de la forêt de Haye

La forêt de Haye, une forêt pleine de mystères....

 

 

http://www.edilivre.com/doc/25120

11. Amélia


     Adis et Mélina tournaient les pages du carnet les unes après les autres sans faire de commentaires, littéralement absorbés par son contenu. L'auteur en était Abia, la grand-mère d'Adis, qui évoquait son existence tranquille aux côtés de Fael, son époux, jusqu'à ce jour de juin 1976 où l'arrivée d'une petite fille dans leur jardin changea radicalement leur façon de vivre.

    Mélina se mit à lire un extrait à voix haute :

« ... Lorsque nous ouvrîmes nos volets ce matin-là, nous ne savions pas encore que c'était la dernière fois de notre vie que nous nous réveillions paisiblement. Éblouie par les rayons du soleil, je me frottai les yeux pour m'assurer que je ne rêvais pas. Quelle ne fut pas ma stupeur de constater dans notre jardin la présence d'une petite fille de tout au plus cinq ans, assise au milieu de la pelouse, l'air hagard. Elle se balançait de droite à gauche, tenant serrée contre sa poitrine une petite boîte bien mystérieuse. Je l'observai un moment, les yeux écarquillés, et me décidai à prévenir Fael.

— Fael ! Viens voir, il y a une enfant qui est perdue dans notre jardin.

— Une enfant ? répéta-t-il, incrédule, en se penchant par-dessus la rambarde des escaliers.

— Je t'assure que je ne te raconte pas des sornettes. Viens regarder de tes propres yeux ! soupirai-je.

    Fael descendit alors les marches quatre à quatre et se glissa à mes côtés.

— C'est vrai qu'il y a une gamine chez nous ! Qu'est-ce qu'elle peut bien fabriquer ici à une heure si matinale ? Le mieux c'est d'aller lui demander.

    Je suivis Fael, habituée à me plier à ses quatre volontés. Nous nous approchâmes de l'enfant à pas feutrés, ne voulant pas l'effrayer. Elle ne réagit pas à notre présence, et continua à se dandiner de droite à gauche en chantonnant une curieuse mélodie.

— De plus en plus étrange cette histoire ! s'exclama Fael en posant les mains sur ses hanches. Ne manquait plus que ça ! Tu as vu comment elle sert cette boîte contre elle ?

    Je lui répondis par un signe de tête. Fael tendit sa main vers la fillette, mais cette dernière resta sans réaction.

— Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il avec douceur.

Aucune réponse.

— On est bien avancé ! railla-t-il en haussant les épaules.

    Je me penchai vers elle, posant ma main délicatement sur son épaule. Elle leva enfin les yeux vers moi, son regard avait une lueur étrange que je n'avais jamais rencontrée chez aucun être humain jusqu'à ce jour.

— Dis-nous qui tu es, dis-je à mon tour avec toute la douceur dont j'étais capable.

— Ce n'est pas la peine d'insister, tu vois bien qu'elle refuse de parler ! s'énerva Fael.

— Que fait-on alors ? Tu as une idée ?

— On n'a qu'à l'emmener à l'intérieur, on serait tout de même mieux que dans le jardin à la vue de tout le quartier. Les cancans vont vite dans le coin !

    C'est ainsi que Fael prit la fillette par les épaules et la guida vers l'entrée de notre maison. À mon grand étonnement, elle se laissa faire. Fael lui montra notre sofa et l'enfant s'y installa, gardant tout aussi précieusement contre elle cette curieuse boîte.

— Tu as vu cette boîte qu'elle tient fermement contre elle ? Elle semble y tenir très fort, fis-je remarquer.

— C'est vrai qu'elle a l'air d'y être très attachée... Tu peux la poser sur la table, proposa Fael en faisant signe de le lui prendre.

    La fillette secoua la tête et resserra son étreinte. Elle semblait terrorisée. Pour la réconforter, j'allai à la cuisine chercher un paquet de biscuits et un verre de lait, puis posai le tout sur la table devant elle. La fillette regarda les gâteaux, envieuse, mais n'osa pas se servir. Elle ne voulait pas poser sa boîte, et c'était pourtant la seule condition pour qu'elle puisse extraire un gâteau du paquet. Je lui montrai alors ses genoux, elle comprit mon allusion et se décida à mettre l'objet précieux là où je le lui avais indiqué. Elle tendit sa petite main en direction du verre de lait et but d'une traite le liquide.

— Tu peux aussi prendre des gâteaux, lui dis-je en lui désignant le paquet en souriant.

    Elle en prit un, puis un autre, et au final, il ne resta qu'un quart du paquet. Rassasiée, elle semblait plus rassurée qu'à son arrivée.

— C'est bien beau tout ça, s'impatienta Fael, mais ça ne nous dit pas qui elle est, et ce qu'elle faisait sur notre terrain.

— Peut-être sera-t-elle plus disposée à parler maintenant que nous avons gagné un peu sa confiance.

    Nous allions lui reposer les questions auxquelles nous n'avions pas eu de réponse une heure plus tôt quand un phénomène inattendu nous coupa dans notre élan. Les petites pierres qui ornaient la boîte que la fillette gardait précieusement sur elle s'illuminèrent. Le visage de l'enfant changea d'expression à cette soudaine animation : son regard était plus brillant que jamais. Elle souleva le couvercle ; une musique se fit entendre, c'était la même mélodie que celle qu'elle fredonnait quand je m'étais approchée d'elle. L'enfant se mit à nouveau à chantonner, et le miroir posé sur la paroi intérieure du couvercle projeta un immense écran en trois dimensions qui nous montrait un univers inconnu. Fael et moi-même eûmes à peine le temps de prendre conscience de ce qui se déroulait dans notre salon que la fillette tendit la main vers l'écran qui l'absorba. Elle s'éclipsa sous nos yeux ébahis... »

    Mélina fit une pause dans sa lecture pour reprendre son souffle et regarda Adis, en attente d'une réaction de sa part. Le jeune homme était stupéfait d'apprendre que ses grand-parents étaient impliqués dans cette histoire de boîte à musique, celle qu'il recherchait avidement depuis si longtemps. Mais il ne comprenait pas que ce carnet, à l'évidence le journal intime de sa grand-mère, se trouvait dans le monde de Mélina... cet univers n'était pas le monde d'origine de ses aïeuls. Pourquoi Mélina l'avait-elle alors retrouvé dans son grenier ?

— Adis, ne sois donc pas si impatient, nous ne sommes qu'au début de notre lecture... la suite du carnet va certainement nous éclairer. Tu as vu ce passage ? Il est daté du 08 juin 1976 et dans les pages qui suivent, nous en avons un autre écrit deux ans plus tard en mai 1978.
Mélina poursuivit la lecture du carnet, le menton d'Adis posé sur son épaule. Il était heureux de prendre connaissance de ces éléments en compagnie de la jeune femme. Il est certain que le jeune homme n'aurait pas réagi aussi sereinement à cette lecture s'il avait été seul. La présence de Mélina lui apportait une certaine quiétude, celle de ne plus se savoir seul, quoi qu'il advienne, et aussi la possibilité de partager ses craintes avec elle.

« ... Nous n'eûmes plus de nouvelles de la fillette durant dix mois. Fael et moi-même parlâmes de cet étrange incident durant nos longues soirées d'hiver devant un bon feu de cheminée, sans réussir à trouver une explication rationnelle à ce phénomène. Les mois passant, nous finîmes par l'oublier. Mais par une belle matinée de printemps, alors que je m'occupais de tailler mes rosiers, la fillette surgit devant moi de façon quasi instantanée. Je ressentis seulement un important courant d'air tiède se lever, puis le bruit d'un souffle bien trop fort pour n'être que celui du vent. Et l'enfant fut là, tout à coup, droite comme un « i », la boîte à musique dans ses mains. Elle m'observait avec un sourire timide. Puis elle passa devant moi pour se rendre tout naturellement dans le séjour et s'installer exactement au même endroit que la première fois. Elle attendait. Je finis par comprendre son souhait et revins rapidement avec un verre de lait et les cookies que j'avais confectionnés le matin même. La fillette était ravie. Elle posa sa boîte à côté d'elle, sur le canapé, à mon plus grand étonnement. Quand elle eut terminé son goûter, je me risquai à lui reposer les mêmes questions.

— Dis-moi qui tu es et pourquoi tu reviens sans cesse dans notre jardin ?

— Perdue dans le temps, répondit-elle.

    Je fronçai les sourcils, pas certaine d'avoir saisi son message. Elle le remarqua et répéta :

— Perdue, maman... papa...

— Où sont-ils ton papa et ta maman ?

— Loin, très loin... dans la boîte.

— Dans la boîte ? répétai-je, perplexe.

La fillette acquiesça d'un signe de tête, puis ne dit plus un mot.

— Dis voir, ma chérie, tu dois bien avoir un petit nom ? fis-je en prenant délicatement sa main.

— Amélia.

— Amélia ! Quel joli prénom, il te va bien en tout cas.

— C'est ma maman qui me l'a donné. Elle m'a expliqué qu'elle m'avait donné ce nom, car j'aime me réfugier loin de la réalité et me plonger dans mes rêves. Elle dit que c'est le sens de mon prénom.

— Elle a fait un choix excellent, tu sais. Et quel âge as-tu ?

— Je suis née le 25 juillet 1971.

— Tu vas alors bientôt avoir sept ans.

    C'est à ce moment que Fael fit son entrée dans le salon. En voyant la fillette, ses yeux s'arrondirent d'effarement.

— Elle s'appelle Amélia, dis-je simplement.

    Je lui racontai comment elle était subitement arrivée dans notre jardin. Fael me crut bien sûr, il avait assisté comme moi à cet étrange phénomène de la boîte à musique dans le salon.

— Et maintenant, qu'allons-nous faire d'elle ?

— Pour le moment, veiller sur elle, nous n'avons pas vraiment le choix. Ce n'est qu'une gamine de tout juste sept ans. On ne peut pas la laisser dans la nature.

— Nous devrions avertir la police, tu ne crois pas ?

— Tu n'y songes pas ! rétorquai-je. Tu as bien vu la même chose que moi. Cette gamine possède une boîte très particulière que beaucoup de monde convoiterait si les gens apprenaient son existence. Il faut avant tout la préserver des personnes malintentionnées. Le mieux est de lui aménager une chambre à l'étage et de nous occuper d'elle en attendant d'en savoir plus. Elle est moins craintive que la première fois, nous finirons bien par connaître l'enjeu de cette boîte. Et nous agirons ensuite.

    Fael poussa un soupir que je ne connaissais que trop bien : c'était celui qui cède de bonne grâce, mais qui n'est pas pour autant convaincu de la décision prise.

— Que va-t-on raconter aux voisins ? Ils vont bien voir qu'on héberge une gamine !

— On n'aura qu'à leur dire qu'il s'agit de notre petite-fille.

    Fael se frotta le menton et abdiqua. Cela me faisait drôle d'avoir à nouveau une enfant à la maison. Il y avait longtemps que je n'avais plus endossé une telle responsabilité. La petite fut donc installée au premier étage. Elle s'adapta plus rapidement que je ne le pensais à son nouvel environnement. Les semaines, les mois, puis une année s'écoulèrent sans que rien de nouveau ne se produisit. Amélia trouvait ses repères au sein de notre maison et s'y sentait comme chez elle. Mais je voyais bien qu'il lui manquait quelque chose pour vraiment s'épanouir. C'est ainsi que je me décidai un matin à lui parler. Elle allait bientôt avoir huit ans et résidait chez nous depuis plus d'un an. Elle communiquait principalement avec moi, Fael l'intimidait beaucoup, et je compris rapidement qu'elle me considérait comme sa confidente.

— Ma chérie, lui dis-je, en lui faisant une accolade, dis-moi ce qui te chagrine tant. Je vois bien que tu es triste.

— J'aimerais rejoindre ma maman, je sens qu'elle m'appelle et qu'elle a besoin de moi, avoua-t-elle tristement. Mais elle est si loin... elle se trouve dans l'autre monde, le monde de la boîte... ou peut-être celui de la forêt de Haye.

— Celui de la forêt de Haye ? répétai-je, consternée.

— Viens, me dit-elle, je vais te montrer. C'est là qu'il y a une déchirure dans l'espace temps, précisa-t-elle.

    Elle avait une façon de s'exprimer déconcertante. Ses discours étaient toujours mûrement réfléchis. Amélia était bien plus mature que la plupart des enfants de son âge, et indépendante. Je l'avais vue plusieurs fois partir seule dans les bois pour ne revenir que très tard le soir. J'avais même le sentiment qu'elle avait des capacités sensorielles très développées et un esprit d'analyse affiné. Elle ne se perdait jamais et était très perspicace dans ce qu'elle entreprenait.

    Nous traversâmes Maron, le village où Fael et moi habitions, puis Amélia me conduisit au cœur de la forêt où nous sillonnâmes plusieurs sentiers avant de parvenir au milieu d'une clairière.

— Tu vois, c'est là.

— Mais qu'il y a-t-il donc ici ? Sois plus explicite, ma chérie, je ne comprends pas.

— J'ai vu avant-hier, en venant me promener dans les bois, un trou qui devenait de plus en plus grand et qui est devenu lumineux.

— Quel genre de trou ? demandai-je, perplexe.

— Comme si la forêt s'ouvrait sur un immense couloir de lumière et créait un trou dans le paysage.

    Je la regardai en silence, pensant tout à coup à la théorie d'Einstein selon laquelle l'espace-temps pouvait être incurvé. Était-il possible que le phénomène aperçu par Amélia fasse allusion à cette déchirure dans l'espace-temps ? Cela me semblait si peu réaliste que je préférai penser qu'Amélia avait tout imaginé. Mais sa dernière remarque remit en cause mes propres doutes.

— Regarde ! me dit-elle en ouvrant délicatement sa boîte à musique qu'elle gardait toujours précieusement sur elle. Quand je l'ouvre, on dirait que le miroir du couvercle communique avec ce couloir lumineux.

    Je m'approchai alors du miroir et l'observai, intriguée. Ce que je vis me dérouta. Le miroir n'avait rien d'un miroir ordinaire. On n'y voyait pas son propre reflet, mais la personne qui se trouvait de l'autre côté.

— C'est ma maman ! s'exclama Amélia en pointant son doigt sur l'image. Elle m'attend, je le vois dans ses yeux.

— Et tu ne sais pas comment la rejoindre ?

— J'ai bien une idée, fit Amélia d'un ton ingénieux, mais j'ai peur d'y aller seule. La dernière fois, je ne me suis pas tout de suite retrouvée près de maman. Ce sont les méchants qui m'ont accueillie.

— Quel genre de méchants ?

    Amélia allait répondre quand la femme dans le miroir cria quelque chose à l'intention d'Amélia.

— Ne commets pas la même erreur que la dernière fois, ma chérie. La boîte à musique est là pour t'orienter. Regarde sur le socle, tu as divers idéogrammes. Oriente les yeux de la danseuse face au miroir vers le symbole du soleil et dirige la boîte avec le miroir orienté vers le couloir de lumière.

    Amélia obéit telle une machine sans chercher à comprendre, elle avait l'air hypnotisée par les paroles de sa mère. Elle orienta le miroir dans le prolongement du couloir lumineux et le faisceau qui sortit de la boîte se combina au tourbillon de lumière qui devenait de plus en plus important. Je sentis à cet instant qu'une grosse masse d'air nous soulevait du sol et nous transportait à l'intérieur de ce monde inconnu. Quand je repris conscience, je ne reconnus pas mon environnement, mais Amélia était toujours à mes côtés. Son visage rayonnait de bonheur, tandis que le mien n'exprimait plus que le désarroi. J'éprouvai une panique grandissante à la vue de ce qui m'entourait. Où étais-je parvenue ?... »

— Tu crois que ta grand-mère est arrivée dans un de ces univers parallèles ? s'interrogea Mélina.

— C'est plus que probable. J'ai comme le sentiment qu'elle a encore beaucoup de choses à nous dévoiler. Je suis si excitée à l'idée de ce qu'il y a encore à découvrir que je ne ressens même pas ma fatigue. Et si nous lisions la suite ?

— Ce n'est pas l'envie qui m'en manque, mais mes yeux n'arrivent plus à lire.

— Dans ce cas, tu n'auras qu'à m'écouter.

  • Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire